YVES CONSTANTINIDIS CONSULTANT

Analyse des besoins et intelligence artificielle

Je réagis à un article du New Scientist paru en 1981, et déterré par Camille Salinesi cet après-midi. Cet article nous présente un logiciel d’intelligence artificielle qui, pour la modique somme de 260 livres de l’époque, était capable de générer « tous les programmes que vous voudrez » sans savoir programmer. C’est Noël, on peut rêver.

L’article est intéressant, il mérite plus qu’un commentaire de trois lignes de la part d’un « ancien » comme moi. De quoi alimenter ma newsletter spéciale fêtes.

Un peu d’histoire

En 1981, n’importe quel étudiant sorti d’une bonne fac d’informatique était capable d’écrire un programme qui génère du BASIC. J’en sais quelque chose, vu que j’en étais (étudiant dans une bonne fac, en 1981).

La « bonne » question à poser est : générer à partir de quoi ? Car la vraie difficulté n’est pas la génération du langage de sortie mais l’analyse du langage d’entrée !

En effet, le langage de sortie (le BASIC) est un langage déterministe. Le langage d’entrée (l’anglais) ne l’est pas. Si vous voulez une démonstration-minute de ce qu’est un langage non-déterministe, essayez de traduire en anglais la phrase suivante : « Ma main ferme la porte ». Vous voyez la difficulté ? (Si vous ne voyez pas la difficulté, écrivez-moi).

C’est ainsi que l’autre jour un générateur automatique de sous-titres a allègrement traduit « black death » par « peste noire » dans une émission sur le racisme. Et c’était quarante ans après The Last One. Vous voyez le danger de laisser la main à l’intelligence artificielle ?

L’ex-millionnaire en faillite et le vendeur de pneus (je n’invente rien, lisez l’article) qui arborent un beau sourire commercial avec leur « dernier né » à la main semblent allègrement éluder la question de l’analyse du langage d’entrée.

Remarquons en passant que dix-huit mois pour écrire un analyseur de phrases anglaises stéréotypées, assorti d’un générateur d’instructions de manipulation de fichiers, ça me paraît beaucoup, même pour l’époque (la même année, à la fac de Grenoble, nous devions écrire un petit compilateur en moins d’une année universitaire, et encore, ce n’était qu’une occupation parmi bien d’autres). Ce qui me fait penser que la créativité (une forme « naturelle » d’intelligence) de l’équipe devait être mobilisée plus sur le packaging du produit que sur son contenu. Mais passons.

Dix ans après le Der des Ders (traduction personnelle et approximative de The Last One) les générateurs de code avaient bien progressé. On avait des L4G, (langages de 4ème génération) qui généraient du L3G, du SQL et divers autres dialectes informatiques. Et on avait déjà de très beaux outils de modélisation qui aidaient les analystes dans leur travail d’analyse. De là à faire le travail d’analyse à la place des analystes … quarante ans après, nous en sommes loin. Très loin. Je vous donne mon interprétation du pourquoi …

Comme vous pouvez le constater, en 1981 on parlait déjà d’intelligence artificielle. Et comme me disait un ami de l’époque (qui préparait son doctorat sur le sujet) : L’intelligence artificielle, c’est artificiel et ce n’est pas de l’intelligence. Si cette définition par l’absurde ne m’a pas aidé à comprendre ce qu’est l’intelligence artificielle, elle m’a au moins permis de comprendre ce qu’elle n’est pas. Et c’est déjà important.

Il est vrai qu’elle a beaucoup évolué depuis, l’intelligence artificielle. Mais elle est toujours aussi artificielle, et elle est très loin de ressembler de près ou de loin à quelque chose d’intelligent. Ce qui a surtout évolué, ce sont les performances des machines, en temps de réponse et en capacité de stockage. Ce qui permet aux ordinateurs de mouliner les mêmes inepties et de recracher les mêmes approximations qu’avant, mais beaucoup plus vite ! (J’exagère à peine, mais j’exagère un petit peu quand même. Entre Noël et le Nouvel An, on peut se lâcher un peu sur les gourmandises).

Et l’analyse des besoins dans tout ça ?

Reprenons les fondamentaux de l’ingénierie des besoins, dont je rappelle qu’elle fait partie intégrante de l’ingénierie du logiciel. L’expression des besoins consiste en quatre activités très différentes :

1. Le recueil des besoins

2. L’analyse

3. La spécification des exigences

4. La validation des exigences

… où, lors de l’étape d’analyse, les besoins sont transformés en exigences (je simplifie à l’extrême, bien sûr).

Que l’IA soit capable de générer du code à partir d’exigences bien spécifiées, dans un contexte bien précis, cela ne fait pas de doute. Que, dans des conditions précises, certains outils soient capables de générer automatiquement des spécifications d’exigences, voire de participer « activement » à l’analyse des besoins, cela ne fait aucun doute non plus. Mais la question reste la même : à partir de quoi ?

C’est là qu’interviennent les intelligences des analystes métier

Les intelligences ? Au pluriel ?

Oui, car il y a plusieurs formes d’intelligence, et celle de l’analyste métier consiste à les mobiliser. Non seulement les siennes (on ne lui demande pas d’être omniscient ni « omni-intelligent »), mais celle des différentes parties prenantes, en sachant trouver les participants aux groupes de travail d’expression des besoins, en sachant les convaincre d’y participer, et en sachant animer ces mêmes groupes de travail pour recueillir les besoins et analyser le problème.

Trouver les personnes, les convaincre de participer à un groupe de travail, animer le groupe de travail, gérer les conflits entre participants, animer un comité de validation, élucider les sous-entendus, clarifier les propos … ce sont là des activités de l’analyste métier, et je vois mal une quelconque intelligence artificielle les faire à ma place, en tout cas dans un proche avenir.

D’autre part, l’analyste doit savoir écouter les besoins, et cela requiert une forme d’intelligence appelée empathie (toujours en hyper-simplifiant, car il y a plusieurs formes d’empathie), et pour le moment, des logiciels qui vous écoutent de manière neutre et bienveillante, on n’en a pas au catalogue. Et tant mieux, d’ailleurs, car ainsi nous aurons de quoi faire travailler notre cerveau jusqu’à l’arrivée du fameux The Last One !

© Yves Constantinidis Consultant, 2022

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