YVES CONSTANTINIDIS CONSULTANT

Timex contre Rolex

Pour comprendre pourquoi certains préfèrent acheter une Timex plutôt qu’une Rolex, une analyse des besoins selon une méthode « académique » est insuffisante. Car une exigence peut en cacher une autre.

Chaque année, à la Sorbonne, je débute mon cours d’ingénierie des besoins par un tour de table. Chaque étudiant me dit son nom, son activité actuelle et son objectif pour l’avenir. Il y a deux ans, un de mes étudiants me dit : « je travaille chez Rolex ». Avec mon esprit rebelle et provocateur, je lui montre mon poignet et lui réponds « Moi, j’ai une Timex … Timex c’est mieux que Rolex ! ».

Ma réponse a déclenché des rires sonores dans l’assistance, et la glace a été brisée. Et comme, lors d’une formation, tout événement imprévu peut être utile à l’apprentissage, j’ai expliqué à mes étudiants que le cas est intéressant à étudier en ingénierie des besoins, parce qu’en ce qui me concerne, ma Timex répond à mes besoins, et je ne l’échangerais pas contre une Rolex. Je finis le tour de table et j’enchaîne sur la première heure de cours, sur le thème « qu’est-ce qu’un besoin, et quelle est la différence entre besoin, demande et exigence ? ». Rolex et Timex nous ont servi de support à la démonstration.

Rappelons que l’on distingue généralement trois catégories d’exigences : les exigences fonctionnelles, les exigences non-fonctionnelles et les contraintes. Les exigences fonctionnelles et non-fonctionnelles correspondent à des besoins. Les contraintes ne correspondent pas à des besoins des utilisateurs. Ce sont des exigences extérieures au système à l’étude et s’imposent à lui. Analysons nos deux systèmes, Timex et Rolex, avec ces définitions en tête.

Toute montre doit répondre à une seule exigence fonctionnelle prioritaire : elle doit permettre à l’utilisateur de connaître l’heure. Toutes les autres sont des exigences non-fonctionnelles ou des contraintes. Certes, on peut aussi exiger d’une montre qu’elle indique la date, ou qu’elle fasse chronomètre. Ces exigences fonctionnelles, moins prioritaires, on les trouve sur plusieurs modèles Timex et Rolex.

Ma Timex possède une fonction intéressante, brevetée, exclusive. Elle permet à l’utilisateur de lire l’heure dans l’obscurité, par rétroéclairage, d’un simple appui sur le poussoir. Est-ce que j’apprécie cette fonction ? Oui. Est-ce cette fonction qui m’a décidé à acheter une Timex plutôt qu’une Rolex ? Non. Elle correspond à une exigence fonctionnelle certes intéressante, mais de faible priorité.

Maintenant, passons en revue les caractéristiques non-fonctionnelles. Nous avons d’abord la précision (que la norme ISO 9126 appelle justement « exactitude »), la fiabilité, la résistance aux chocs, l’étanchéité, la résistance à la corrosion, la lisibilité du cadran, la facilité de remontage sont des caractéristiques non-fonctionnelles importantes.

Il y a des cas précis où vous aurez réellement besoin d’une montre extrêmement robuste, extrêmement fiable, extrêmement résistante aux chocs et à la corrosion, mais c’est très rare. Parmi les porteurs de Rolex il y a plus de banquiers et d’avocats d’affaires que de spéléologues, de plongeurs de combat ou d’astronautes. D’ailleurs, beaucoup de ces professionnels ne voudraient même pas d’une Rolex à leur poignet, ils ont des instruments spécialisés. Et au, au prix où coûte une Rolex ….

Parlons du prix, justement !

Le prix est une caractéristique de la catégorie « contraintes ». Ce n’est pas un attribut propre à l’objet, c’est un attribut qui lui vient de l’extérieur. Pour la plupart des utilisateurs de montre, c’est une contrainte qu’il faut minimiser lors du choix. Plus le prix est bas, et plus l’objet devient attractif.

Mais pour les amateurs de montres de luxe, le prix est une exigence. Plus il est élevé, et plus la « luxuosité » augmente et l’objet devient attractif. C’est d’ailleurs ce qui caractérise le luxe, défini comme « Caractère de ce qui est coûteux », « Environnement constitué par des objets coûteux » ou « Plaisir relativement coûteux qu’on s’offre sans vraie nécessité » (dictionnaire Larousse). Pour ces amateurs , le prix n’est pas une contrainte que l’on cherche à minimiser, c’est une exigence non-fonctionnelle qui fait partie des critères de choix.

Voilà donc un paradoxe intéressant : selon le type d’utilisateur, un même critère peut être considéré soit comme une contrainte, soit comme une exigence non-fonctionelle.

Pour sortir du paradoxe, il est nécessaire d’analyser des besoins profondément enfouis en chacun de nous, rarement exprimés d’emblée, et que je surnomme les « besoins verticaux ». Pour ceux qui ne connaissent pas, en voici la liste :

Bien-être
Estime
Sécurité
Orgueil
Intérêt
Nouveauté

Le mot BESOIN apparaît si on lit le texte verticalement. C’est à mon collègue et ami Alain Coulon que je dois cet acronyme. Alain, qui m’a initié à l’art d’écouter les besoins et de spécifier un cahier des charges à une époque où des expressions comme Ingénierie des exigences et Business Analyst étaient quasiment inconnues, du moins en informatique, du moins en France.

Ces besoins existent en chacun de nous à des degrés divers. Lors d’une expression des besoins, on en voit souvent qui remontent à la surface. Ils peuvent être exprimés ou non, explicités ou non, ils peuvent venir polluer le recueil des besoins, parasiter l’analyse des exigences, voire faire capoter un projet. Ils peuvent aussi, plus souvent qu’on ne le pense, donner lieu à de très beaux projets, à des applications de grande envergure qui rendent des services inestimables à des centaines d’utilisateurs. Cela se voit aussi, car ces besoins correctement gérés stimulent la créativité et favorisent l’atteinte des objectifs. Mais ceci est une autre histoire…

L’analyste des besoins n’a pas à juger, parmi les besoins recueillis ou découverts, lesquels sont légitimes et lesquels ne le sont pas. Il les recherche, les écoute, les note, les analyse sans juger. Si les parties prenantes décident de se payer le logiciel le plus cher, justement parce qu’il est le plus cher, c’est leur droit et l’analyste doit le respecter. Cependant, la prise en compte de ces besoins est souvent en contradiction avec des exigences plus prioritaires, des objectifs exprimés ou des contraintes incontournables. Le travail de l’analyste est de garantir la cohérence entre les besoins exprimés et les objectifs annoncés, en conciliant les besoins des différentes parties prenantes. Et ça, c’est un beau et difficile métier !

© Yves Constantinidis, 2022

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